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La ville bleue.

Extrait des Villes invisibles[1], Italo Calvino :

Le livre est basé sur un dialogue imaginaire entre Marco Polo et l’empereur Kublai Khan. Il lui décrit les villes qu’il a visité au cours de ses ambassades.

« Au centre de Foedora, métropole de pierre grise, il y a un palais de métal avec une boule de verre dans chaque salle.
Si l’on regarde dans ces boules, on y voit chaque fois une ville bleue qui est la maquette d’une autre Foedora.
Ce sont les formes que la ville aurait pu prendre si, pour une raison ou une autre, elle n’était devenue telle qu’aujourd’hui nous la voyons.

A chaque époque il y eut quelqu’un pour, regardant Foedora comme elle était alors, imaginer comment en faire la ville idéale; mais alors même qu’il en construisait en miniature la maquette, déjà Foedora n’était plus ce qu’elle était au début, et ce qui avait été, jusqu’à la veille, l’un de ses avenirs possibles, n’était plus désormais qu’un jouet dans une boule de verre. Foedora, à présent, avec ce palais des boules de verre possède son musée : tous ses habitants le visitent, chacun y choisit la ville qui répond à ses désirs, il la contemple et imagine qu’il se mire dans l’étang des méduses qui aurait dû recueillir les eaux du canal (s’il n’avait été asséché), qu’il parcourt péché dans un baldaquin l’allée réservée aux éléphants (à présent interdits dans la ville), qu’il glisse le long de la spirale du minaret en colimaçon (qui ne trouva plus le terrain d’où il devait surgir).

Sur la carte de ton empire, ô Grand Khan, doivent trouver place aussi bien la grande Foedora de pierre et les petites Foedora dans leurs boules de verre.
Non parce qu’elles sont toutes également réelles, mais parce que toutes ne sont que présumées.

L’une rassemble ce qui est accepté comme nécessaire alors qu’il ne l’est pas encore; les autres ce qui est imaginé comme possible et l’instant d’après ne l’est plus.»

———

Lorsque j’ai lu le récit que Marco Polo rapportait à l’empereur Khan, j’ai décidé d’aller visiter cette étrange ville qu’était Foedora.

Peut-être n’était-elle pas si étrange que ça car, une fois sur place, il m’a semblé me retrouver dans ces villes que j’avais déjà parcouru des centaines de fois dans chacun de mes voyages. Dans un sens, Foedora me rappelait la ville dans laquelle j’avais longtemps habité où, de la même façon, la Grande Maison transformait les rêves de chacun en de minuscules maquettes avant de les ranger consciencieusement dans de ridicules boites en carton à l’étage des archives. L’illusion était là que nos rêves s’épanouiraient, mais la vérité était telle qu’ils croulaient déjà sous des tonnes de poussières. Elle m’a rappelé aussi cette ville où certains s’étaient déclarés le pouvoir de transformer et creuser le paysage à leur guise comme dans de la pâte à modeler. Ils étaient les seuls décideurs et ne se préoccupaient que de l’aspect, jamais des usages.

Lorsque j’ai voulu rencontrer ces modeleurs, ou du moins une personne capable de me renseigner sur ce drôle de pouvoir, personne n’avait voulu répondre à la touriste que j’étais. Ils me suggéraient tous de me contenter d’admirer ou de prendre les rues en photo.
«Si cette ville vous plaît, me disaient-ils, peut-être que chez vous, vous pourrez en faire une maquette, ainsi, vous pourrez l’admirer encore.» Les habitants eux-mêmes paraissaient être plus préoccupés par l’apparence de leur ville que par la façon dont ils pouvaient vivre dedans. J’imaginais que ces gens avaient tous chez eux des vitrines remplies de ces boules de verre dans lesquelles il neige toute l’année. J’avais décidé de rester quelques jours à Foedora, et m’étais installée dans une chambre d’hôtel tout à fait convenable.
En déballant mon sac je me suis souvenue que j’avais emporté avec moi mon Journal du voyageur, mon carnet de bord fétiche. J’ai alors entrepris de comparer les descriptions que j’avais tenu sur les différentes villes que j’avais visité dans ma vie, et je fit le triste constat qu’elles étaient toutes vraisemblablement les mêmes. Parfois, on avait quand même tenté de faire des villes qui réunissaient les besoins de chacun, parfois on avait innové, parfois on y étais surpris. Mais généralement, on se contentait de faire des villes neutres, terriblement neutres.

Et si l’empereur Khan n’avait pas compris la requête de Marco Polo et que Foedora avait été le modèle de toutes les villes construites par la suite sur son empire? Et si nous vivions dans l’héritage de ces constructions ?
J’allais refermer mon journal lorsque mon regard fut attiré par une note :
«La ville : derrière l’usage générique de ce nom se profile toujours plus ou moins et qu’on le veuille ou non le fantôme d’un idéal perdu, sans doute imaginaire, mais que tout geste de fondation tend à relancer.»
[1]
Ce fut mon déclic. J’en étais maintenant sûre : il fallait que ça change. Il fallait réveiller les fantômes de Foedora.

Je suis sortie de ma chambre d’hôtel en direction du musée où j’ai longuement étudié toutes les petites villes-maquettes, traces d’espoirs communs oubliés. Après ça, j’ai vite été cherché ma peinture et j’ai commencé à dessiner sur les murs de la ville de pierre, les villes rêvées des gens. Celles des boules de verre. Chaque matin, les nettoyeurs du Palais effaçaient mes peintures. Et chaque jour, je recommençais. Cela faisait déjà trois jours que le manège durait lorsqu’un homme qui habitait le Palais et dont on se souvenait à peine l’existence tant on l’apercevait rarement, est sortit dans la rue et s’est écrié «On leur a déjà offert un musée pour ça! Cela ne leur suffit dont pas?»
Puis il donna l’ordre de faire patrouiller des gardes pour surveiller les murs. Alors chaque nuit j’ai recommencé. Et petit à petit, les habitants m’ont imité. Tout naturellement, ce sont les enfants qui m’ont rejoints les premiers. Avec leurs craies, ils ont investi le sol. Ils disaient dessiner des marelles, et que ça n’était pas interdit. Et puis ce sont les parents qui sont venus nous aider, timidement d’abord, avec des crayons de couleurs empruntés à leurs enfants, et finalement avec une vraie détermination. Le chantier s’est concrétisé petit à petit. Les gardes fermaient les yeux sur beaucoup de choses, les dessins prenaient peu à peu vie et se transformaient en mobilier, en jardins, en jeux... Et alors que nous pensions le Palais sur le point de céder, le matin suivant, tout avait disparu.

Tout. En une nuit.

Folle de rage, j’allais me rendre au Palais dans l’intention de récupérer nos meubles, plantes et autres biens, quand un enfant est venu me trouver et m’annonça :«Ils l’ont rangé! Ils ont rangés notre ville!» Je n’ai pas compris tout de suite mais déjà l’enfant m’entraînait en me prenant la main et nous avons ainsi courus jusqu’au musée du Palais. D’un air grave, il me désigna quelque chose du doigt.
Devant moi, parmis toutes les autres, se tenait ma Foedora.
Notre Foedora.

À jamais perdue dans sa prison de verre.

-

Lorsque j’ai rouvert les yeux, mes lunettes avaient glissées de mon nez, la lumière était encore allumée, et je tenais toujours Les villes invisibles fermement dans ma main. Avant de me rendormir, j’ai écrit sur un coin du livre, comme pour m’en convaincre, et ne pas oublier : Pas d’avenir sans Utopie.


Marie D. 2016, Préface du mémoire de recherche “ La ville bleue”.

1. Les villes invisibles, Italo Calvino, Folio, 2013, p.43.
2. La phrase urbaine, J-Christophe Bailly, Fiction & Cie / Seuil, 2013, p.11.

 
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Marie Hauchecorne